Cela fait au moins cinq ans que nous demandons, sans désemparer, à l’Etat de protéger activement les cirques de France dans leurs tournées. Il ne s’agit pas de soutenir les cirques contre les aléas de la vie économique ou contre des mouvements d’opinion plus ou moins légitimes. Il s’agit de soutenir la liberté d’expression artistique des cirques en tant que telle, et de prévenir tous les actes de censure qui n’ont pas lieu d’être dans une société démocratique moderne.

Ainsi, aux termes d’une jurisprudence constante, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) juge que les Etats ont l’obligation de prendre des mesures positives de protection de la liberté d’expression (CEDH, 29 février 2000, Fuentes Bobo c/ Espagne, n° 39293/98 : Dalloz 2001, 574 ; 16 mars 2000, Ozgur Gundem c/ Turquie, n°23144/93 ; 6 mai 2003, Appleby et autres c/ Royaume-Uni, n° 44306/98).
L’Etat a l’obligation positive de protéger le droit à la liberté d’expression (y compris artistique) même si les atteintes proviennent de personnes privées (CEDH, 8 décembre 2009, Aguilera Jimenez c/ Espagne, n° 28389/06 : Dalloz 2010, 1456 ; CEDH Grande chambre, 12 septembre 2011, Paloma Sanchez et autres c/ Espagne, n° 28389/06).
Ainsi, l’Etat doit mettre en place un cadre législatif approprié pour garantir de manière effective le droit à la liberté d’expression.
En ce qui concerne la liberté de la presse en Turquie, compte tenu de l’ampleur et de la gravité des agressions, le gouvernement avait tenté de faire valoir pour sa défense, il y a quelques années, que les investigations ordonnées par certains procureurs sur des incidents particuliers avaient répondu de manière satisfaisante à l’obligation de protection qui incombe à l’Etat (CEDH, 16 mars 2000, préc.). La CEDH a jugé au contraire que ces mesures ne répondaient pas à l’obligation qui incombe à l’Etat et il a condamné la Turquie.
De la même manière, nous demandons régulièrement que les procureurs engagent systématiquement des poursuites fondées sur l’entrave à la diffusion de la création artistique (art. 431-1 du code pénal) et sur la discrimination (art. 225-1, 225-2 et 432-7 du code pénal). Jamais aucun procureur n’a daigné donner suites à nos plaintes, pourtant bien fondées et soutenues par des offres de preuve solides. Et même lorsque, dans certains cas, nous nous sommes portés partie civile pour faire juger des actes de diffamation criants, les juges d’instruction ont déclaré n’y avoir lieu à statuer. Notre situation à cet égard est pire, en droit, que celle de la Turquie ou au moins quelques procureurs avaient tenté de faire appliquer le droit à la liberté d’expression. En France, en ce qui concerne les cirques, il n’y a rien ; c’est le néant.
Par ailleurs, les Etats ont le devoir de réglementer l’exercice de la liberté d’expression de manière à assurer une protection adéquate par la loi de la réputation des individus. Or, les directeurs et artistes de cirque sont justement… des individus ! Ca tombe bien. Mais en France on peut harceler un cirque de ville en ville sans que jamais l’Etat n’y trouve à redire (CEDH, Grande chambre, 17 décembre 2004, Cumpana et Mazare c/ Roumanie, n° 33348/96).
C’est pourquoi, une nouvelle fois, nous demandons aux pouvoirs publics, et en particulier à l’Etat et à son chef de prendre les mesures positives nécessaires permettant de protéger les cirques dans leurs tournées et, ce faisant, d’assurer une protection effective du droit à la liberté d’expression, et donc du droit à la liberté d’expression artistique, dont jouissent les cirques et leurs artistes. Cette protection doit évidemment comprendre les numéros présentant des animaux que les cirques ont le droit de présenter en spectacle.
Concrètement, nous demandons une nouvelle fois au gouvernement d’édicter une circulaire du Garde des Sceaux demandant explicitement aux parquets de donner suite aux plaintes des cirques et de leurs artistes fondées sur l’atteinte à la liberté d’expression artistique, sur l’entrave à la diffusion de la création artistique et sur la discrimination dont ils sont encore trop souvent les victimes dans des conditions qui ne font pas honneur à la République dite des droits de l’homme.
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De manière très intéressante, dans son arrêt Appleby précité, la Cour a jugé « qu’elle n’est pas convaincue que les changements dans la manière dont les gens se déplacent et se rencontrent (à l’occasion d’un spectacle par ex.) implique automatiquement la création du droit de pénétrer sur des propriétés privées, même si cela n’exclut pas que l’obligation positive de réguler les droits de propriété puisse naître lorsque l’interdiction d’entrer sur une propriété constitue une entrave à l’exercice effectif de la liberté d’expression ou anéantit l’essence même de ce droit. »
Ce considérant se lit en creux. Les Juges estiment que la protection de la liberté d’expression (en ce inclus la liberté d’expression artistique) pourrait justifier une forme de régulation législative permettant de pénétrer sur des propriétés privées. Mais cela signifie aussi que, s’agissant des espaces publics, la question ne se pose pas : ces espaces doivent évidemment permettre l’exercice du droit à la liberté d’expression. L’installation des cirques sur un espace public est aussi une condition de l’exercice effectif de cette liberté, qui doit être défendue positivement par l’Etat.
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